Après le Brexit, où va la Grande-Bretagne ?
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- De la révolution industrielle à l’expansion impériale, une bourgeoisie pionnière
- D’une guerre mondiale à l’autre : déclin de l’impérialisme britannique et intégration des dirigeants travaillistes
- Après la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie britannique s’adapte à la fin de son hégémonie
- À partir des années 1970, travaillistes et conservateurs se relayent pour faire payer la crise aux travailleurs
- Approfondissement de la crise sociale et fuite en avant démagogique
- La réalisation du Brexit : pas de miracles
- Accélération de la crise… et de l’usure des tories
- 2022-2023 : le renouveau des grèves et ses limites
- Des tories au Labour, l’alternance au service du capital
- Politique intérieure : Starmer tient… son absence de promesses
- Politique extérieure : préserver les intérêts d’un impérialisme de seconde zone
- Immigration : continuité dans la démagogie xénophobe
- Émeutes xénophobes et poussée de l’extrême droite
- Une société malade, à changer de fond en comble
- Annexe : L’impérialisme britannique et l’Irlande
Il y a cinq ans, le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord quittait l’Union européenne (UE). Le 31 décembre de la même année, il sortait du marché unique et de l’union douanière. Ce Brexit, comme il a été appelé, fut le résultat tardif du référendum du 23 juin 2016 : le vote pour la sortie de l’UE l’avait emporté de justesse, par 52 % des suffrages exprimés. À l’époque, les nationalistes de tout poil crièrent victoire, certains, ici, y voyant le signe avant-coureur d’un futur « Frexit ». D’autres politiciens, pro-Union européenne, prophétisèrent pour les peuples de Grande-Bretagne et d’Europe les pires catastrophes. Qu’en est-il vraiment ?
Neuf ans après le référendum, cinq ans après le Brexit, nous allons revenir dans cet exposé sur ses causes et ses conséquences. Pourquoi le Premier ministre conservateur David Cameron prit-il l’initiative de ce scrutin ? Comment expliquer la victoire des partisans de la sortie de l’UE ? Quelles furent les conséquences économiques et politiques du référendum puis du Brexit, en particulier pour les classes populaires ? Voici quelques-unes des questions qui seront abordées. On verra que le Brexit ne fut pas un choix du grand patronat mais un ratage provoqué par la démagogie des politiciens censés le servir. De quoi nous rappeler que, dans ce système capitaliste chaotique, la classe dirigeante ne dirige pas tout à la baguette, parfois même pas ses hommes d’État.
Les troubles en Grande-Bretagne, en amont et en aval du Brexit, font écho à une crise plus large des vieilles démocraties bourgeoises, et pas seulement de la Ve République française. Comme on le voit en Allemagne, au Canada et ailleurs, à mesure que la crise du capitalisme s’aggrave, l’usure des équipes politiciennes, même chevronnées, s’accélère. Les institutions, même les plus rodées, semblent de moins en moins capables de rendre les pays gouvernables. Examiner l’évolution récente de la Grande-Bretagne, l’un des berceaux de la démocratie bourgeoise, permet donc de réfléchir à cette situation et à ses évolutions possibles.
À Londres, le Parti travailliste est de retour au gouvernement après quatorze années de gouvernements conservateurs. Depuis le 4 juillet 2024, Keir Starmer a remplacé Rishi Sunak comme Premier ministre. Sept mois plus tard, le remplacement de la droite par le centre gauche n’a bien sûr rien changé pour les travailleurs en Grande-Bretagne, où l’alternance entre conservateurs et travaillistes fonctionne depuis un siècle au bénéfice du capital. Mais la crise sociale dont le pays n’est pas sorti depuis les années 1970 est en train de perturber cet équilibre. Cela se voit dans les urnes, avec le déclin des deux grands partis et la progression, sur la droite des conservateurs, d’un parti xénophobe, Reform UK. Cela se voit aussi dans la rue avec, en 2022-2023, un renouveau des grèves encourageant mais aussi, l’été dernier, des émeutes xénophobes qui ont de quoi inquiéter.
Où va la Grande-Bretagne ? Pour y voir plus clair, nous reviendrons d’abord sur les particularités du capitalisme britannique, sur le développement de sa bourgeoisie, de son industrie et de son empire, et aussi de son prolétariat et de son mouvement ouvrier.
De la révolution industrielle à l’expansion impériale, une bourgeoisie pionnière
À la fin du 18e siècle, la Grande-Bretagne fut le premier pays à s’engager dans la révolution industrielle. La bourgeoisie britannique qui la conduisit avait grandi au sein de la société féodale, profitant de la formation précoce d’un État centralisé et d’un marché national unifié. Dès le 17e siècle, un siècle et demi avant la Révolution française, les bourgeois anglais avaient mené une révolution pendant laquelle le roi avait perdu sa tête. Leur république ne dura qu’une décennie, mais la monarchie qui suivit préservait largement leurs intérêts. Le Parlement était désormais plus puissant que le monarque, réduit à un symbole. Et, bien que ce Parlement fût dominé par l’aristocratie, la bourgeoisie trouva les moyens d’y peser.
Soutenue par l’État, la bourgeoisie continua dès lors à accroître ses richesses. Elle y parvint par une révolution agricole, basée sur l’éviction des paysans pauvres et la concentration de la propriété des terres, et par la traite négrière, source de profits immenses pour armateurs, assureurs et planteurs. Et cela passa, de plus en plus, par l’exploitation, dans les mines et les fabriques, d’une nouvelle classe sociale : le prolétariat industriel. À partir de 1800, les bouleversements dans le secteur textile se propagèrent à l’ensemble de l’économie et des fortunes sans précédent s’édifièrent sur le dos de la jeune classe ouvrière.
En 1850, la société avait été profondément transformée. Un habitant sur deux vivait en ville et la Grande-Bretagne était devenue « l’atelier du monde », inondant les marchés internationaux de ses produits manufacturés. La chambre basse du Parlement, les Communes, élue au suffrage censitaire, était devenue le lieu où les différentes fractions des classes dominantes réglaient leurs différends. Le Parti conservateur, surnommé Tory, y représenta longtemps les intérêts des propriétaires fonciers, aristocrates embourgeoisés au sens où leurs revenus provenaient de terres qu’ils géraient comme des capitalistes. En face, le Parti libéral, lié à la couche montante des industriels, y représenta jusqu’à la Première Guerre mondiale une aile plus réformatrice des classes riches, favorable par exemple, à partir de 1885, à l’autonomie irlandaise.
Dans le dernier quart du 19e siècle, on passa d’un capitalisme de libre concurrence à un capitalisme des monopoles, où les sociétés par actions faisaient la loi, où les banques n’occupaient plus seulement le rôle d’intermédiaire mais celui d’investisseurs à part entière, et où les grandes compagnies devenaient de plus en plus dépendantes des commandes et du soutien de l’État. Dans les années 1880, si la bourgeoisie britannique était encore la plus riche du monde, la Grande-Bretagne n’était plus le seul pays industriel. Belgique, France, Allemagne, États-Unis : les concurrents étaient de plus en plus nombreux. Mais la précocité du développement du capitalisme en Grande-Bretagne permit à ses trusts de se tailler la part du lion quand, en quête de débouchés pour leurs marchandises et leurs capitaux, les grandes puissances européennes se lancèrent à la conquête du monde.
Par le sang et par le feu, la Grande-Bretagne conquit un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais », englobant presque un quart des terres et des habitants de la planète. Autour de 1900, son hégémonie s’appuyait aussi sur un impérialisme informel. Ainsi, la bourgeoisie britannique déversa ses produits et ses investissements sur bien des pays qui, indépendants sur le papier, devinrent en fait des semi-colonies. Les millions injectés depuis la City de Londres dans les mines et le rail au Chili, dans l’opium et le thé en Asie, revinrent, moyennant l’exploitation du prolétariat de ces contrées, dans la poche des capitalistes britanniques. C’est à cette époque que se développa la banque HSBC, pour Hong Kong & Shanghai Banking Company, spécialisée, comme son nom l’indique, dans ces affaires lointaines.
Le mouvement ouvrier, du trade-unionisme au travaillisme
En Grande-Bretagne même, la classe ouvrière, de plus en plus nombreuse, mena d’emblée des luttes collectives. Aux premiers temps de l’industrialisation, les artisans qu’elle ruinait s’organisèrent pour casser les machines. Puis les ouvriers formèrent des syndicats de métier, les trade unions en anglais, pour défendre leurs conditions de travail. Certains, à la recherche d’une alternative au capitalisme, commencèrent à se dire socialistes. Entre 1838 et 1848, à travers une mobilisation de masse pour le suffrage universel, le chartisme, les travailleurs contestèrent même aux classes possédantes, pour la première fois, la direction de la société. Oui, malgré la répression, les classes populaires se révoltèrent encore et encore !
À partir de 1850, les ouvriers qualifiés parvinrent, au prix de luttes acharnées, à arracher des concessions à leurs exploiteurs, notamment la reconnaissance de leurs syndicats. En 1868, ces derniers se fédérèrent au sein du TUC, le Trades Union Congress (la Confédération des syndicats), une organisation dont nous reparlerons souvent. Mais le revers de la médaille fut la domestication des dirigeants de ces appareils par le grand patronat, dont la fortune lui permettait de mettre de l’huile dans les rouages. Cette collaboration de classe se traduisit aussi, sur le plan politique, par le suivisme des leaders syndicaux envers le Parti libéral.
Ce choix fut cependant contesté en 1893 par le syndicaliste Keir Hardie. Déçu par les libéraux, il décida, avec d’autres, de fonder l’Independent Labour Party, c’est-à-dire un Parti travailliste indépendant des partis établis. Par un chemin trop tortueux pour être détaillé ici, la bureaucratie syndicale parvint en 1906 à faire élire au Parlement un nombre suffisamment important de ses représentants pour que s’y forme un groupe travailliste autonome – en anglais, le Labour Party, plus couramment le Labour (le Parti travailliste). Mais comme le résuma Lénine, ce parti qui ne se réclamait ni du socialisme ni de la révolution était surtout « indépendant de la classe ouvrière ». Inféodé aux libéraux et respectueux des capitalistes, il s’illustra dès 1911 par son opposition farouche à la plus grande vague de grèves que le pays ait jamais connue.
D’une guerre mondiale à l’autre : déclin de l’impérialisme britannique et intégration des dirigeants travaillistes
En 1914, les rivalités entre grandes puissances impérialistes aboutirent à une guerre pour le repartage du monde, car l’Allemagne, moins pourvue en colonies, contestait la suprématie de la Grande-Bretagne et de la France. L’économie britannique fut alors tournée entièrement vers l’effort de guerre et, pour que rien ne vienne troubler la production, le Parti travailliste se vit pour la première fois confier des ministères. Dans bien des pays en guerre, dirigeants socialistes et syndicalistes furent intégrés à l’État de la même manière et pour les mêmes raisons.
Ces quatre fauteuils récompensaient l’attitude du Labour au moment de l’entrée en guerre, lorsqu’il appela, avec le TUC, à une « trêve sociale ». Les chefs politiques et syndicaux du mouvement ouvrier se joignirent alors à l’armée, au patronat et à l’Église pour inciter les prolétaires britanniques à aller massacrer ceux du pays d’en face. Presque un million de travailleurs y laissèrent leur peau, tandis que l’intégration des syndicats à la gestion de la boucherie permit à leurs effectifs de doubler, pour atteindre 8 millions en 1918.
La Grande-Bretagne sortit victorieuse de cette hécatombe, gardant ses colonies, mais affaiblie. Endetté auprès des États-Unis, l’État dut renoncer à la convertibilité en or de la livre sterling, dont la valeur chuta, et l’économie ne redémarra que poussivement. L’impérialisme britannique n’était plus en mesure de dicter la marche du monde. Les vrais gagnants de la Première Guerre mondiale furent les États-Unis, qui avaient attendu 1917 pour intervenir, laissant les puissances européennes s’épuiser dans leur face-à-face. En prêtant de l’argent à la Grande-Bretagne, l’impérialisme américain se mit en position de la subordonner, sans avoir encore les moyens de la supplanter.
Ces deux puissances alliées étaient donc aussi des rivales, au point que Trotsky au début des années 1920 formula l’hypothèse que la guerre suivante les opposerait. Mais l’affrontement militaire entre le maître du monde déclinant et son dauphin n’eut pas eu lieu car la bourgeoisie britannique se savait incapable d’endiguer la montée des États-Unis. Et, plutôt que tout perdre dans un affrontement armé, elle se résigna à accepter une part amoindrie de la plus-value dégagée sur le dos du prolétariat mondial.
Le Labour, parti de gouvernement
Après la guerre, le paysage politique fut modifié à la faveur de l’octroi du suffrage universel en 1918. En face du Parti conservateur, le grand parti de la bourgeoisie, le Parti travailliste s’installa comme son principal concurrent électoral. Pour endiguer la progression du Parti communiste de Grande-Bretagne, en voie de formation dans la foulée de la révolution d’Octobre en Russie, le Labour se dota alors pour la première fois d’un manifeste d’allure socialiste, dont l’article 4 revendiquait la mise en commun des moyens de production et de distribution. Ce radicalisme de façade, destiné à créer des illusions dans l’électorat ouvrier, lui permit d’obtenir pour la première fois une majorité relative aux législatives de février 1924 et le travailliste Ramsay MacDonald devint alors brièvement Premier ministre, avant d’être poussé à la démission par une campagne de calomnies.
Confronté dans les années 1920 à un tassement de ses profits, le patronat se rattrapa en pressurant la classe ouvrière. Les propriétaires des mines en particulier exigèrent de leurs ouvriers des journées plus longues pour un salaire amputé, provoquant en mai 1926 la seule grève générale dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Le syndicat des mineurs ayant convaincu le TUC de les soutenir par un appel à la grève de tous les travailleurs, la classe ouvrière se jeta dans la bataille. Il ne s’agissait pas seulement de solidarité avec les mineurs : partout des comités d’action fleurirent, à travers lesquels des travailleurs de toutes catégories apportaient leurs initiatives pour remporter le bras de fer contre le camp patronal. Mais, au bout de neuf jours, alors que l’élan des travailleurs était loin d’être allé au bout de ses possibilités, le TUC appela à la reprise du travail, laissant les mineurs se battre seuls pendant des mois, jusqu’à la défaite complète. Le jeune Parti communiste, en voie de stalinisation, eut sa part de responsabilité dans ce fiasco. Sur les conseils de l’Internationale communiste, plutôt que d’encourager les travailleurs à s’organiser par eux-mêmes contre la bureaucratie syndicale, il fit l’inverse en les appelant à donner tout le pouvoir non pas à leurs comités d’action mais au conseil général du TUC – c’est-à-dire aux plus corrompus des bureaucrates –, avec qui l’IC s’était associée dès 1925 au sein d’un Comité anglo-russe pour l’unité syndicale. C’était une véritable trahison. Il manqua alors à la classe ouvrière une politique juste, pas l’énergie ni l’imagination et le courage.
Comment la bourgeoisie surmonta la crise des années 1930
En 1929, le travailliste MacDonald fut de nouveau nommé Premier ministre, toujours avec une majorité relative. Il géra les contrecoups du krach de Wall Street en Grande-Bretagne avec zèle, c’est-à-dire qu’il présenta l’ardoise aux travailleurs, allant jusqu’à rompre avec son propre parti en 1931, quand il accepta de former un gouvernement d’union nationale avec les conservateurs et les libéraux. Puis, une fois passé le pic de la crise, MacDonald céda la place au Tory Baldwin, l’homme qui en 1926 avait orchestré l’écrasement des mineurs. Les années 1930 furent une période terrible pour la classe ouvrière, pendant laquelle les chantiers navals et la sidérurgie licencièrent en masse. Mais les ouvriers réduits au chômage ne restèrent pas l’arme au pied, se manifestant par de longues « marches de la faim » pour revendiquer des embauches.
Cette période vit aussi l’extrême droite chercher à tirer parti de la crise, sous la houlette de Sir Oswald Mosley, fondateur en 1932 d’une Union britannique des fascistes. Ancien ministre travailliste, il avait des soutiens dans l’Establishment, car bourgeois et aristocrates étaient nombreux à admirer Mussolini et Hitler pour leur poigne de fer contre le mouvement ouvrier. Le 4 octobre 1936, Mosley tenta de faire défiler ses chemises noires à travers l’East End de Londres. Dans ces quartiers populaires, se mêlaient des ouvriers du monde entier, notamment des Irlandais et des Juifs. Bien que protégés par la police, les fascistes furent stoppés par cent mille travailleurs, et les chemises noires durent rebrousser chemin.
Cette « bataille de Cable Street », du nom de la rue où les fascistes furent bloqués, montrait que le meilleur rempart contre l’extrême droite, c’était la solidarité de classe des travailleurs. Mais la raison profonde pour laquelle Mosley ne fut pas porté au pouvoir, c’est que les travailleurs n’inspiraient pas à la bourgeoisie une crainte telle qu’elle se serait sentie obligée de remettre les clés du gouvernement aux fascistes. Grâce aux surprofits tirés de l’exploitation coloniale dans le cadre protectionniste d’une zone sterling instituée à l’échelle de l’empire, elle amortit les conflits sociaux en lâchant des miettes plutôt qu’en tirant dans le tas, et l’État bourgeois, comme aux États-Unis, conserva sa façade démocratique.
Après la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie britannique s’adapte à la fin de son hégémonie
La Première Guerre mondiale n’ayant rien réglé, les impérialismes allemand et italien, en alliance avec l’impérialisme japonais, repartirent bientôt à l’assaut. En 1939, encore une fois, la bourgeoisie appela le Labour à cogérer la guerre impérialiste, en échange de ses efforts pour maintenir la paix sociale. Son dirigeant, Clement Attlee, fut nommé vice-Premier ministre et seconda Churchill, dont la haine envers le mouvement ouvrier et les vues sur la hiérarchie des races n’avaient rien à envier à celles des fascistes. Derrière les discours sur la défense des libertés, la bourgeoisie britannique ne faisait que défendre son empire, et elle le fit aussi au prix du travail forcé dans les colonies et d’une famine dévastatrice au Bengale.
En 1945, la bourgeoisie britannique sortit une fois de plus de la guerre dans le camp des vainqueurs, mais plus affaiblie encore. Les États-Unis avaient laissé les impérialismes européens s’épuiser mutuellement, n’entrant dans la bataille qu’en 1941. Si bien qu’après-guerre, contrôlant les trois quarts des réserves d’or mondiales, Washington fut enfin en position de remplacer Londres comme gendarme du monde. Churchill qualifia la relation entre ancien et nouveau maître du monde de « relation spéciale », ce qui sonne mieux que de parler de subordination. Cela sonne mieux, aussi, que de parler d’une alliance entre gangsters, entre un pillard en chef et un second couteau. Mais c’est bien ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont encore : des mafieux se partageant le pillage du monde.
En 1945, les travaillistes conquirent pour la première fois une majorité absolue, sur la base de leurs promesses sociales. Mais la mise en place en 1948 du NHS, le système de santé, comme celle de la Sécurité sociale en France, répondait d’abord au besoin du patronat d’avoir des salariés en état de se faire exploiter, et n’assurait qu’une protection très partielle. Quant aux nationalisations, elles ne visaient qu’à reconstruire au plus vite la grande machine du capitalisme. En politique extérieure, le départ des troupes britanniques d’Inde puis de Palestine se produisit d’abord parce que ces pays étaient devenus ingouvernables, et la Grande-Bretagne laissa derrière elle des poudrières, grosses d’innombrables conflits ultérieurs. Malgré la légende dorée construite par le Labour rétrospectivement, le bilan du premier solide gouvernement travailliste n’eut vraiment rien de glorieux.
Décolonisation, subordination à Washington et tournant vers l’Europe
Dans les années 1950 et 1960, le déclin de l’impérialisme britannique fut accéléré par la perte de la plupart de ses colonies. On dit parfois que la décolonisation britannique fut moins sanglante que la décolonisation française. Mais la Grande-Bretagne, dans sa répression des soulèvements anticoloniaux en Malaisie, à Aden et à Chypre, ne fut pas moins brutale que la France en Indochine et en Algérie. Au Kenya, ses troupes parquèrent les rebelles dans des camps de concentration où les tortures étaient quotidiennes. Jusqu’au bout, comme l’avait formulé Ernest Jones, un chartiste compagnon de Marx et Engels, l’Empire britannique fut un territoire sur lequel « le sang ne séchait jamais ».
Mais ces interventions militaires représentaient un coût insupportable pour une économie déclinante, dont la croissance était désormais loin derrière celle de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie. Et ce fut le rôle des gouvernements conservateurs que de négocier des indépendances qui préservent les intérêts des multinationales britanniques, notamment dans les filières agroalimentaire et minière. Ils le firent par exemple en invitant les pays nouvellement indépendants à rejoindre une organisation internationale basée à Londres, le Commonwealth, qui offrait un cadre pour préserver les liens construits sous l’empire.
En réalité, même les pays adhérant au Commonwealth passèrent alors dans la sphère d’influence du dollar, ce que Trump vient de rappeler à sa manière en revendiquant l’intégration du Canada aux États-Unis. Mais les gouvernements britanniques n’avaient d’autre choix que de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Leur suivisme se confirma lorsque commença la guerre froide contre l’URSS. Sous couvert de l’OTAN, les États-Unis sollicitèrent les troupes britanniques lors de chacune de leurs guerres, à commencer par celle de Corée de 1949 à 1952. Ce tandem criminel a fonctionné quelle que soit la couleur politique des occupants de la Maison-Blanche et de Downing Street, lors de la guerre du Vietnam et lors des invasions, plus tard, de l’Irak et de l’Afghanistan. Pour ces interventions, les troupes américaines ont pu, grâce à l’impérialisme britannique, bénéficier d’une base dans l’océan Indien : Diego Garcia, île de l’archipel des Chagos, qui fut vidé de ses habitants manu militari en 1966. La Grande-Bretagne a officiellement rétrocédé cet archipel l’an dernier à l’Île Maurice, mais elle continue d’occuper Diego Garcia et de la louer à l’armée américaine.
Dans ce monde qu’elle ne dominait plus, la bourgeoisie britannique fut contrainte de se tourner plus qu’avant vers le marché européen. Lorsque les impérialismes français et allemand se lancèrent, malgré leur rivalité, dans un début de construction européenne pour tenter de tenir tête ensemble aux géants américain et japonais, la Grande-Bretagne se tint toutefois à l’écart. Elle tenta même de mettre sur pied sa propre zone de libre-échange mais avec des pays pesant trop peu face aux six qui s’étaient alliés, en 1957, par le traité de Rome. Estimant que la Grande-Bretagne aurait finalement plus à gagner qu’à perdre en rejoignant la Communauté économique européenne, ses hommes d’État la portèrent donc candidate. Et, après deux vétos de De Gaulle, le Royaume-Uni entra dans la CEE le 1er janvier 1973, avec la bénédiction des trusts américains, qui voyaient dans cette adhésion un canal privilégié pour accéder au marché européen.
À partir des années 1970, travaillistes et conservateurs se relayent pour faire payer la crise aux travailleurs
L’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE coïncida avec la fin du boom d’après-guerre. Au début des années 1970, le pays entra en crise, plus encore que d’autres pays impérialistes du fait de son industrie vieillissante. Pour rétablir son taux de profit, la bourgeoisie se lança dans une offensive tous azimuts, comprenant licenciements, baisse des salaires réels et démantèlement des services publics, jugés désormais trop coûteux. La force de la classe ouvrière était alors telle que, en 1974, une grève de mineurs contraignit le conservateur Heath à la démission. Pendant le restant de la décennie, il revint donc au Labour, comme après la crise de 1929, de présenter l’ardoise à la classe ouvrière. Sous prétexte de combattre l’inflation galopante, il tenta d’imposer le gel des salaires. Mais les travailleurs, combatifs et organisés, ne se laissèrent pas faire.
À l’époque, près d’un travailleur sur deux était syndiqué et le TUC comptait 13 millions d’adhérents. Jamais le pays ne connut autant de grèves que dans les années 1970 et l’hiver 1978-1979 est passé à la postérité comme l’« hiver du mécontentement ». Le pays fut alors secoué par des grèves sur les salaires, dans le public comme dans le privé, souvent spontanées, organisées par des délégués d’atelier sans l’aval de la bureaucratie syndicale, voire contre elle. Ainsi, dans les usines Ford, une grève totale de neuf semaines, menée par des dizaines de milliers d’ouvriers, arracha une augmentation de 18 %, bien supérieure aux 5 % que le gouvernement travailliste tentait d’imposer dans le public en espérant que le privé suivrait. Oui, la force des travailleurs, c’était la grève ! Et c’est précisément parce qu’ils étaient de plus en plus nombreux à mesurer cette force et à en user que la bourgeoisie avait besoin d’une poigne plus ferme que celle des travaillistes. Mettre au pas les travailleurs, telle fut la mission de la conservatrice Margaret Thatcher lorsqu’elle devint Première ministre en 1979.
Thatcher, une « Dame de fer » au service du grand patronat
Les plus jeunes n’ont peut-être jamais entendu parler de celle qui fut surnommée la Dame de fer. Contrairement aux dirigeants traditionnels du Parti conservateur, elle n’était pas issue de la haute société mais de la petite bourgeoisie. Son dévouement aux riches n’en fut pas moins total. Dès les années 1970, elle avait été surnommée la « voleuse de lait », car en tant que ministre de l’Éducation elle avait décidé de supprimer le verre de lait gratuit dans les écoles. Une fois Première ministre, elle commença par asseoir son autorité sur deux victoires. La première, en 1980, à l’intérieur, contre une grève de sidérurgistes de quatorze semaines. La seconde, en 1982, à l’extérieur, contre l’Argentine, qui prétendait reprendre l’archipel des Malouines, des îlots de l’Atlantique sud sous pavillon britannique, où vivaient surtout des moutons. Pour garder la main sur ces îles et rappeler que les frontières tracées par les grandes puissances étaient intangibles, Thatcher livra une véritable guerre coloniale, au prix de 900 morts, 600 jeunes Argentins et 300 jeunes Britanniques.
Forte de ces succès personnels, Thatcher se retrouva confrontée, en mars 1984, à 150 000 mineurs, en grève contre la fermeture programmée de leurs puits. Son gouvernement avait quasiment provoqué l’épreuve de force, afin de donner une leçon à tous les travailleurs au nom de la classe capitaliste : il s’agissait d’infliger au bataillon le plus combatif de la classe ouvrière une défaite qui découragerait bien au-delà des mineurs, afin de dégager le terrain pour une offensive généralisée. Le bras de fer dura un an, jusqu’en mars 1985, et se solda par la défaite des mineurs.
Mais celle-ci n’avait rien d’inéluctable. Les mineurs firent en effet preuve d’un sens de l’organisation, d’une détermination face à la répression policière et aux calomnies médiatiques, qui forçaient le respect de tous. Ils auraient pu être le fer de lance d’une riposte générale des exploités. Leurs piquets de grève volants, si efficaces pour propager la grève de puits en puits, auraient pu, s’ils s’étaient déployés aussi à la porte des entreprises et sur les places publiques, entraîner d’autres travailleurs dans la lutte, à la fois sur leurs revendications propres et sur des objectifs communs.
Mais, comme en 1926, les dirigeants syndicaux menèrent le mouvement dans l’impasse. Le TUC laissa les mineurs se battre seuls, se contentant d’appels à la solidarité morale ou financière. Et le syndicat des mineurs mena une politique corporatiste qui finit par épuiser les grévistes. Il avait en effet comme seule perspective le sauvetage du charbon britannique, alors que la bourgeoisie n’en voulait plus et qu’il aurait été possible de revendiquer plutôt des reconversions aux frais du grand patronat. Surtout, les dirigeants du syndicat ne cherchèrent pas à transformer le combat des mineurs en un combat de toute la classe ouvrière contre l’offensive patronale. Il ne donna comme objectif aux mineurs en lutte que le blocage des rares puits où le travail continuait, ce qui aboutit à des face-à-face entre grévistes et non-grévistes aussi stériles que démoralisants. Des trésors de combativité et de générosité furent gâchés par cette politique faussement radicale. Mais, pendant des mois, les mineurs et leurs familles firent montre d’une combativité qui aurait pu renverser la vapeur. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont été défaillants, ce sont les chefs syndicaux : voilà la leçon à retenir.
La défaite des mineurs marqua durablement les esprits, puisqu’elle semblait démontrer que même la résistance la plus énergique était vaine. Elle ouvrit donc les vannes pour des attaques en cascade. La privatisation des entreprises nationalisées les unes après les autres entraîna des licenciements massifs. Les services les plus essentiels pour la population, dont la santé et l’éducation, virent leurs moyens humains et financiers réduits, en même temps qu’un nombre croissant de leurs missions étaient confiées au privé.
Thatcher se chargea aussi, en 1986, de décréter le Big Bang à la Bourse de Londres, en dérégulant la circulation des capitaux pour aider la City à mieux tenir tête à Wall Street et Tokyo. Dès 1987, un krach boursier faisait s’envoler des milliards en fumée. Mais cette mesure accéléra une financiarisation de l’économie britannique qui ne cessera plus de s’accentuer.
Ce fut aussi sous Thatcher qu’on vit le Parti conservateur, jadis le plus pro-européen, entonner des diatribes de plus en plus véhémentes contre « les diktats de Bruxelles ». Cela relevait du calcul politicien, car il fallait bien un bouc émissaire pour la montée catastrophique des inégalités. Cela correspondait peut-être aussi aux hésitations des milieux d’affaires quant aux bénéfices d’une plus grande intégration à l’Europe. La Grande-Bretagne finit par signer le traité de Maastricht en 1992, mais sans aller jusqu’au bout dans la marche vers une monnaie commune, et en obtenant des autorités européennes qu’elles exonèrent le patronat britannique de certaines clauses sociales du texte, par exemple la limitation de la semaine de travail à 48 heures.
Le New Labour de Blair et Brown : continuité pro-business
En 1997, le rejet des conservateurs ramena les travaillistes au gouvernement, en la personne de Tony Blair et sous l’étiquette New Labour. Ce « nouveau travaillisme » était une opération de marketing, destinée à séduire les électeurs de la petite bourgeoisie, car les milieux populaires, dégoûtés de la politique, votaient de moins en moins, et à rassurer les capitalistes. Blair débarrassa le Labour de tous les attributs le rattachant de près ou de loin au mouvement ouvrier. Il réécrivit le fameux article 4, pour effacer du programme la notion de collectivisation. Et il réduisit le poids des appareils syndicaux à la direction du parti, au grand dam des bureaucrates. Une fois Premier ministre, Blair ne revint sur aucune des privatisations ni sur aucune des lois antiouvrières des conservateurs. Et, en 2003, sa décision d’envoyer l’armée envahir l’Irak aux côtés des soldats américains donna lieu à d’immenses manifestations antiguerre, les plus grandes de l’histoire du pays. Aussi détesté que Thatcher après sa décennie à Downing Street, et ce n’est pas peu dire, Blair céda la place en 2008 à son ministre des Finances, Gordon Brown.
Cette transition coïncida avec la crise des subprimes, à laquelle la Banque d’Angleterre répondit en renflouant les banques à hauteur de 500 milliards de livres, comme le firent alors Obama aux États-Unis et Sarkozy en France. Ces cadeaux évitèrent à la bourgeoisie un effondrement du système bancaire. Brown nationalisa alors la banque Lloyds, qui fut bien sûr rendue au privé une fois stabilisée. Mais les travaillistes n’évitèrent à la classe ouvrière ni l’explosion du chômage ni celle des expulsions. Le niveau de vie des travailleurs, déjà bien érodé depuis les années 1980, recula encore.
Pour couronner le tout, Brown reprit à son compte un slogan, « Des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques », qui avait été celui du Front national britannique dans les années 1970. Jouer la carte du protectionnisme et d’une identité nationale fantasmée deviendrait bientôt un must pour tous les partis, le hochet idéal pour faire diversion quand la crise s’aggrave et qu’on ne veut pas s’attaquer à ses responsables, les capitalistes. Cette démagogie n’empêcha pas Brown de perdre l’élection de 2010, et les travaillistes furent renvoyés dans l’opposition pour longtemps
Approfondissement de la crise sociale et fuite en avant démagogique
Lorsque les conservateurs prirent le relais de Brown en 2010, leur faible nombre de députés les contraignit à former une alliance gouvernementale avec le parti arrivé troisième, les libéraux-démocrates. Cameron, le nouveau Premier ministre, jura qu’il allait réparer une « société brisée ». Mais au nom de la lutte contre la dette, que le renflouement des banques avait fait exploser, il mena une politique d’austérité brutale. Dans le secteur public, il supprima 500 000 postes en 5 ans, entraînant une dégradation des services offerts par les municipalités, les écoles et le système de santé, déjà laminés. Le prix à payer fut rude pour les travailleurs du public et pour le monde du travail plus largement.
Car en même temps, dans le privé, la course au profit du patronat se poursuivait, aggravant une précarisation des travailleurs déjà bien avancée. Cette dégradation se mesurait par exemple au nombre croissant de travailleurs contraints, par millions, de se déclarer autoentrepreneurs. Se généralisèrent aussi les contrats dits « zéro heure », qui ne garantissent aucune heure de travail, donc aucun revenu, mais vous tiennent à la disposition de l’employeur selon ses besoins. Le glissement d’une fraction croissante de la classe ouvrière vers la pauvreté ne se voyait pas forcément dans le taux officiel du chômage, qui après la crise de 2008 redescendit à 4 %. Mais si on comptait tous ceux qui avaient renoncé à s’inscrire comme demandeurs d’emploi pour raisons de santé ou par désespoir de trouver un emploi correct, les chiffres s’élevaient à 6 millions de personnes, soit un actif sur cinq.
De plus en plus impopulaire, Cameron mit ces détériorations sur le dos, d’une part, de l’UE, d’autre part, des immigrés. Sa ministre de l’Intérieur, Theresa May, se fixa pour objectif de créer un « environnement hostile » à l’immigration. Cette démagogie antieuropéenne et xénophobe porta bientôt ses fruits. À l’intérieur du Parti conservateur, le pôle dit « eurosceptique », voire « europhobe », prônant la sortie de l’UE et un contrôle strict des frontières, vit ses rangs grossir. À l’extérieur et sur la droite du Parti conservateur, des démagogues entonnèrent le même refrain de façon plus outrancière encore.
Sur le terreau de la crise de 2008, l’extrême droite avait commencé à resurgir. Le Front national, rebaptisé British National Party (Parti national britannique – BNP) eut alors des dizaines d’élus locaux et deux élus au Parlement européen de 2009. Parallèlement apparut, sur la droite du BNP, une organisation au racisme plus explicite encore, avide de ratonnades antipakistanaises : l’English Defense League (la Ligue de défense anglaise – EDL), dont le fondateur, Tommy Robinson, était passé par le BNP. Mais, en 2014, ce n’est pas cette extrême droite fascisante mais un ex-Tory opposé au traité de Maastricht, le souverainiste Nigel Farage, qui fit événement. Son parti à droite de la droite, United Kingdom Independence Party (le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni – UKIP), arriva en tête des élections européennes en Grande-Bretagne, avec 27 % des voix.
Pour ou contre la sortie de l’UE : un festival de mensonges
Pour endiguer à la fois la montée de UKIP et celle des frondeurs europhobes au sein de son parti, Cameron tenta un coup de poker en proposant un référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE, le fameux Brexit. Sûr que le Brexit serait minoritaire, il misait sur le fait qu’une défaite de ses opposants lui donnerait du répit. Mais Cameron, pompier pyromane, se retrouva dans la position de l’arroseur arrosé. Au petit jeu de la démagogie xénophobe, il tomba sur plus fort que lui. Et il avait sous-estimé le mécontentement de la population, qui incita bien des électeurs à se saisir du référendum pour sanctionner celui qui leur portait les coups.
La campagne pour ou contre le Brexit fut un festival de mensonges, dans les deux camps politiciens. La campagne en faveur du maintien dans l’UE fut menée par un attelage unissant Cameron et la majorité des tories au Parti travailliste. Ensemble ils présentèrent l’appartenance à l’UE comme la panacée, alors qu’à l’évidence l’adhésion à l’UE n’avait mis la classe ouvrière à l’abri d’aucun mauvais coup. La campagne des pro-Brexit, les brexiters, menée par le conservateur Boris Johnson et par Farage pour UKIP, présenta la sortie de l’UE comme la baguette magique, qui permettrait d’investir dans le système de santé les 350 milliards de livres ponctionnés chaque année par Bruxelles. Et les brexiters jouèrent des pires préjugés xénophobes pour s’attirer des voix, expliquant que la sortie de l’UE permettrait de stopper l’immigration et donc de faire remonter le niveau de vie des Britanniques. Inutile de dire que, dans ce référendum, aucune option ne permettait aux travailleurs de faire entendre leurs intérêts.
Au terme d’une campagne nauséabonde, le 23 juin 2016, le Brexit l’emporta de justesse, par 52 % des voix contre 48 %. La participation n’ayant été que de 72 %, le Brexit s’imposa donc par le choix de 37 % seulement des inscrits. Des observateurs ont mis ce résultat sur le dos de l’électorat ouvrier, coupable selon eux d’être tombé dans le panneau des arguments racistes des brexiters. Il est indéniable que le Brexit a réalisé de bons scores dans les villes frappées le plus durement par la crise. Mais il a aussi réalisé de bons scores dans des zones plus aisées, grâce aux électeurs conservateurs les plus réactionnaires. Et lorsque des travailleurs ont voté Brexit, ce ne fut pas nécessairement par xénophobie, mais presque toujours par rejet de Cameron et des politiciens pro-UE, ces tories et ces travaillistes qui, depuis les années 1970, s’étaient succédé pour leur imposer des sacrifices.
La marche au Brexit et ses conséquences
Avant même son entrée en vigueur, le 31 janvier 2020, le Brexit fut source de désordres multiples. Sur le plan économique, il n’était pas l’option préférée du grand patronat, qui avait plutôt profité de l’entrée dans le marché commun. Même si le personnel politique de la bourgeoisie avait estimé préférable de rester hors de la zone euro, les capitalistes voyaient plus d’inconvénients que d’avantages à une sortie de l’UE, de son marché unique et de son union douanière. Les incertitudes entourant les implications du Brexit fragilisèrent donc un équilibre déjà précaire. Le lendemain du référendum, la livre sterling et la Bourse de Londres chutèrent. Et bien des entreprises taillèrent dans leurs dépenses préventivement, en licenciant voire en fermant des bureaux ou des usines, comme Michelin en 2018 à Ballymena, en Irlande du Nord, puis en 2020 à Dundee, en Écosse.
Dans les difficultés économiques des grandes entreprises britanniques ou implantées en Grande-Bretagne, il est évidemment impossible de démêler celles engendrées par la perspective du Brexit de celles engendrées par l’anarchie du marché capitaliste. Mais le Brexit offrit un paravent commode à la soif de profits des actionnaires, et leur permit de rafler des aides publiques à gogo sous prétexte d’adaptation au nouveau paysage. Un célèbre proverbe anglais dit que « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange ». Eh bien le Brexit a offert aux capitalistes une bonne opportunité, avec la complaisance des gouvernants, d’augmenter encore leur part du pudding !
Après le référendum, puisqu’on ne pouvait l’annuler, la bourgeoisie chargea la successeuse de Cameron, Theresa May, de négocier avec Bruxelles un accord favorable à ses intérêts. May, quoique hostile au Brexit, accepta cette mission avec abnégation. Valait-il mieux un Brexit dur ou un Brexit mou ? Les conservateurs se déchirèrent sur le sujet et May s’usa à la tâche. Il revint finalement à son successeur en juillet 2019, Boris Johnson, de « réaliser le Brexit », le 31 janvier 2020.
La réalisation du Brexit : pas de miracles
Johnson parvint à un accord de divorce limitant largement la casse pour les grands patrons, en leur épargnant, au moins temporairement, droits de douane prohibitifs et quotas. Mais, loin des miracles promis, le Brexit entrava la circulation des marchandises et des travailleurs. Il entraîna le départ de centaines de milliers d’Européens, car leurs conditions d’accueil avaient été durcies. Des pénuries de main-d’œuvre surgirent un peu partout, des hôpitaux aux chantiers en passant par les champs et le transport routier. De plus, le Brexit alourdit les formalités administratives imposées à chaque entreprise commerçant avec l’UE, en particulier dans le secteur alimentaire. Remettant des murs là où ils avaient disparu, il causa donc des dysfonctionnements en série. Plus de 16 000 entreprises, surtout des PME, ont ainsi renoncé à exporter vers l’UE, et cette chute n’a pas été compensée du côté du Commonwealth, contrairement à ce que les élucubrations de Johnson avaient fait miroiter.
La Bourse de Londres, sans s’effondrer, continue de décrocher par rapport à la Bourse de New York, où se ruent toutes les entreprises de haute technologie. Ainsi, la valeur cumulée des 100 plus grandes entreprises britanniques, telle que reflétée par l’indice FTSE100, est inférieure à la valeur du seul géant américain Apple. En anticipation du Brexit, bien des banques basées à Londres y ont supprimé des emplois et ont ouvert des bureaux à Paris, Francfort ou Amsterdam. Début 2025, Londres est tout de même redevenue la plus attractive des places financières européennes, car l’UE n’avait jamais été son seul centre de gravité et elle continue d’attirer des capitaux du monde entier, notamment ceux qui spéculent sur les dettes des États ou les métaux. Globalement, les milliardaires britanniques n’en considèrent pas moins que les péripéties autour du Brexit, sans les ruiner, loin de là, n’ont fait que compliquer inutilement leurs affaires.
Sur le plan politique également, le Brexit a multiplié les sources d’instabilité. Il a ravivé les tendances nationalistes tant en Écosse qu’en Irlande du Nord, deux régions où le vote pro-Brexit avait été minoritaire. Les nationalistes écossais, qui militent pour la sécession de l’Écosse d’une part, les nationalistes du Sinn Fein, qui militent pour le rattachement de l’Irlande du Nord, aujourd’hui britannique, à la république d’Irlande d’autre part, présentent désormais ces voies comme le seul moyen de revenir au sein de l’UE et ainsi d’échapper, disent-ils, aux politiques antisociales dictées par Londres. En Irlande du Nord, ce sont surtout les supposés alliés des conservateurs, le courant dit unioniste, qui ont rué dans les brancards, mécontents d’un « protocole nord-irlandais » qui introduisait une barrière douanière en mer d’Irlande, au sein même du Royaume-Uni. Même si l’éclatement du Royaume-Uni n’est pas pour demain, le Brexit a donc alimenté des foyers de tensions dont la bourgeoisie se serait bien passée.
Pour la classe ouvrière, une double addition
Quant aux travailleurs, en quoi ont-ils été impactés par le Brexit ? Sur le plan économique, les grandes entreprises ont dès le départ répercuté leurs difficultés réelles ou anticipées sur leurs salariés. Les incertitudes liées au Brexit n’ont fait que leur fournir un prétexte de plus pour durcir l’exploitation. Depuis quelques années, la pratique dite du « hire and fire » s’est généralisée. Elle consiste à « licencier et réembaucher » sur la base d’un contrat de travail moins avantageux, ce qu’a fait par exemple la compagnie de transport maritime P & O en 2022, quand elle a licencié 800 travailleurs en CDI pour réembaucher aussitôt autant d’intérimaires. Bien des grandes sociétés ont eu recours aux mêmes méthodes, par exemple la compagnie aérienne British Airways et la chaîne de supermarchés Tesco.
Suite au Brexit, les miracles promis par Johnson et les brexiters ne se sont pas produits. La croissance devait repasser au-dessus de 5 %, des investissements massifs devaient combler l’écart entre le nord et le sud du pays, les milliards jadis vampirisés par l’UE devaient remettre à flot le système de santé… En réalité, l’économie a flirté avec la récession et la condition ouvrière a empiré, moins du fait du Brexit en tant que tel que du renforcement des attaques patronales. Pour corser le tout, au même moment, la gestion calamiteuse de la pandémie de Covid par Johnson a même fait de la Grande-Bretagne l’un des pays riches les plus durement touchés, avec plus de 200 000 morts.
Mais c’est sans doute sur le plan politique que les dégâts du Brexit ont été les plus évidents du côté de la classe ouvrière. En effet, avant même sa mise en œuvre, et avant même le référendum, on assista pendant la campagne autour du Brexit à une inflation de la propagande xénophobe telle qu’elle imprègne encore le climat politique aujourd’hui. Les discours antimigrants répétés jusqu’à la nausée ont contribué à une banalisation des idées d’extrême droite qui, en dressant des travailleurs contre d’autres, affaiblissent leur capacité à riposter au patronat, voire les préparent aux guerres de demain contre d’autres travailleurs.
Accélération de la crise… et de l’usure des tories
Une fois officialisée la sortie de l’UE, l’approfondissement de la crise globale du capitalisme a accéléré l’usure des conservateurs au pouvoir. Déjà décrédibilisés par le raté du Brexit, les dirigeants de ce parti qui, pendant deux siècles, avait fait office de « parti naturel » de la bourgeoisie sont allés de déboires en déboires. Certes, pendant la pandémie du Covid, l’État prit à sa charge le paiement à 80 % des salaires des 10 millions de travailleurs confinés, pour un coût de 350 milliards de livres. Les actionnaires de l’industrie pharmaceutique et une foule de prestataires surent aussi profiter de la situation. Mais ces dépenses creusèrent encore la dette, aujourd’hui égale au PIB annuel du pays. Et Johnson fut contraint de démissionner en juillet 2022, suite à la publication de photos de lui en soirée festive, au moment même où il imposait distanciation et confinement à toute la population. Dans le genre clown dégénéré, cet enfant gâté de la bourgeoisie a certes de quoi rivaliser avec Trump. Mais, là, il ne faisait vraiment plus rire personne.
Sa remplaçante, Liz Truss, se comporta quant à elle en véritable apprentie sorcière et ne tint que 49 jours, du 5 septembre au 24 octobre 2022. Son budget promettait aux riches des baisses d’impôts si astronomiques, sans rentrées équivalentes, que les marchés financiers la sanctionnèrent en augmentant brutalement les taux d’intérêt appliqués aux emprunts d’État. La valeur des bons du Trésor menaçant de s’effondrer, les banques exigèrent un rétropédalage, qu’elles obtinrent. Liz Truss fut débarquée et le désastre ne fut évité que in extremis.
Son remplaçant, le millionnaire et époux de milliardaire Rishi Sunak, ne se montra guère plus à la hauteur des attentes de ses maîtres. Incapable d’éponger la dette, de relancer la croissance et de juguler l’inflation, il afficha un mépris social digne d’un Macron, à un moment où des millions de travailleurs connaissaient le pire recul de leur niveau de vie depuis une génération, et il se rendit immensément impopulaire.
Le 13 juin 2024, le Financial Times, l’équivalent britannique des Échos, dressait donc un bilan sévère du règne des tories, évoquant « quatorze années perdues ». Selon lui, dans un monde de plus en plus agité, les conservateurs avaient manqué de capitaines compétents et n’avaient fait qu’ajouter du chaos au chaos. Bien sûr, les difficultés de la Grande-Bretagne ne sont pas imputables à la seule incompétence des figures de proue conservatrices : ce désordre a pour cause fondamentale la crise profonde du capitalisme depuis les années 1970 et l’incapacité des bourgeois à surmonter les contradictions de leur propre système. Et puis, que la bourgeoisie, classe irresponsable par excellence, ait un personnel politique à son image, quoi d’étonnant ? Mais quand les capitalistes savent l’avenir incertain, ils veulent des serviteurs fiables. En 2024, il était clair que le Parti conservateur, lessivé par l’exercice du pouvoir, était mûr pour passer la main à son remplaçant attitré dans la gestion du capitalisme en crise : le Parti travailliste.
2022-2023 : le renouveau des grèves et ses limites
Parmi les reproches de la bourgeoisie à Sunak, il y eut notamment son incapacité à éviter les conflits sociaux. En effet, dans la Grande-Bretagne en crise, on peut relever au moins un signe encourageant ces dernières années : le renouveau des grèves en 2022 et 2023, après des décennies sans lutte significative. À ceux qui en doutaient, cette résurgence démontre que la classe ouvrière britannique n’est pas morte, qu’elle existe et qu’elle se bat encore. Il est également encourageant de constater que les tentatives constantes du pouvoir pour faire diversion sur le terrain de la démagogie antimigrants n’ont pas empêché les travailleurs ni de revendiquer ni de lutter sur un terrain de classe.
Ce retour de combativité eut pour détonateur l’explosion des prix consécutive à l’invasion de l’Ukraine en février 2022. L’inflation, déjà élevée, passa à deux chiffres, en partie parce que le gouvernement refusa d’introduire un bouclier tarifaire contre la hausse des prix décidée par les géants de l’énergie. En quelques mois, on vit les files d’attente s’allonger devant les banques alimentaires et la pauvreté, notamment infantile, repartir à la hausse. Cette crise du coût de la vie a donc été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, pour des travailleurs déjà éprouvés par l’accumulation des sacrifices depuis la crise de 2008.
Entre août 2022 et février 2024, il y eut de nombreuses journées de grève, avec un pic en décembre 2022 dû aux mobilisations dans le privé et un autre en février-mars 2023 dû à celles dans le public.
Ces grèves ne furent pas spontanées mais appelées par les appareils syndicaux. Ce qui explique ce changement de politique, c’est tout simplement qu’ils risquaient de perdre tout crédit, et donc leur raison d’être aux yeux de l’État et du patronat… et de leurs troupes, s’ils ne se faisaient pas un minimum les relais du mécontentement de leur base. À partir de juin 2022, malgré les innombrables obstacles juridiques introduits par les gouvernements conservateurs des années 1980-1990, les grèves se sont donc multipliées, avec pour revendication principale la hausse des salaires. Parti du rail, le mouvement a touché ensuite le courrier, puis les écoles et les universités, la fonction publique et les hôpitaux, ainsi que les bus, les ports, et des entrepôts Amazon. Malgré le matraquage antiouvrier du gouvernement et des médias, la vague s’est poursuivie en 2023, accompagnée d’un vrai soutien dans l’opinion populaire. Lors d’un des temps forts du mouvement, le secrétaire du syndicat des cheminots, Mick Lynch, déclara : « La classe ouvrière est de retour. » La formule est alors allée droit au cœur de bien des travailleurs, revigorés par la reprise des luttes.
Une riposte encadrée et gâchée par les bureaucraties syndicales
Ce renouveau a cependant été contenu dans d’étroites limites, justement par Lynch et les autres chefs des appareils syndicaux. Certes, à trois reprises, plus d’un demi-million de travailleurs en grève ont manifesté ensemble dans les grandes villes. Mais ces regroupements ont été l’exception. Pour le reste, les journées de grève ont été consciencieusement et méthodiquement fragmentées par les directions syndicales, de façon à éviter toute convergence. Quant aux piquets de grève, souvent très petits, conformément à la loi, que les syndicats respectent scrupuleusement, les permanents se sont gardés d’en faire des rendez-vous vivants entre travailleurs. Les grèves dépassant deux jours ont été rares et aucune grève n’a été reconduite en dehors des dates fixées par les syndicats.
C’est pourquoi le bilan de cette vague de grèves a été décevant. Faute d’une mobilisation rassemblant toutes les énergies en vue d’une épreuve de force générale, les travailleurs n’ont arraché aucune concession significative. Pire, les syndicats ont fini les uns après les autres – à la poste, dans la santé, dans le rail – par signer des accords indignes, loin des revendications initiales et entérinant le recul du pouvoir d’achat, quand ce n’était pas des suppressions d’emplois et de nouveaux sacrifices sur les conditions de travail. L’approche des élections leur a offert un prétexte de plus pour ne pas pousser les luttes au bout de leurs possibilités. Même ceux qui s’étaient désaffiliés du Labour pendant les années Blair ont expliqué à leur base que le retour des travaillistes au gouvernement permettrait d’obtenir les avancées qui n’avaient pas été obtenues par la lutte. L’arrivée de Starmer à Downing Street n’a pas empêché des grèves de cheminots l’été dernier. Mais l’élan est pour l’instant retombé.
Pour le contrôle des travailleurs sur leurs luttes
Cependant, face à l’approfondissement de la crise, les travailleurs, s’ils veulent sauver leur peau, n’auront d’autre choix que la lutte collective. Et ce qui sera crucial au prochain rebond, ce sera la capacité des travailleurs à faire sauter les carcans que les directions syndicales ont réussi jusqu’à présent à leur imposer. Le sentiment que les grèves en pointillé, isolées les unes des autres, ne peuvent gagner est d’ailleurs répandu. Bien des travailleurs aspirent à un mouvement général où se retrouveraient tous les exploités. Mais ce n’est pas la perspective défendue par les bureaucraties syndicales. Elles s’abritent derrière l’illégalité des « grèves de solidarité » pour ne pas appeler à une riposte unie. Mais elles ont moins peur de la loi que de leur base et de grèves qui, en faisant tache d’huile, permettraient aux travailleurs d’éprouver leur force et d’échapper à leur tutelle.
Face à une bourgeoisie déterminée à faire payer la crise aux classes populaires, la seule issue reste un mouvement d’ensemble. Il ne pourra prendre corps que si les travailleurs prennent en main, à travers leurs assemblées générales et leurs comités de grève, leurs propres mobilisations, pour qu’elles deviennent une explosion sociale massive. Le récent sursaut a de quoi encourager mais, pour que les prochaines luttes ne finissent pas encore dans une impasse, il faudra des militants qui tirent toutes les leçons des mouvements précédents, récents et plus lointains, et les partagent autour d’eux !
Des tories au Labour, l’alternance au service du capital
Les élections législatives du 4 juillet dernier ont vu le Labour rafler 411 sièges sur 650 à la Chambre des communes. Ce raz-de-marée parlementaire s’explique par le mode de scrutin uninominal à un tour, qui offre dans chaque circonscription le siège au parti arrivé en tête, qu’il ait ou non la majorité absolue et indépendamment du nombre de votants. Le 4 juillet, si le Labour a fini devant, c’est d’abord grâce au discrédit des conservateurs, qui ont chuté de 20 points en pourcentage des voix et n’ont conservé que 121 de leurs 365 sièges. Mais les travaillistes n’ont pas attiré plus de voix : ils en ont même perdu un demi-million. C’est la beauté de la démocratie bourgeoise que de donner les deux tiers des sièges à un parti en recul qui n’a obtenu que le tiers des suffrages exprimés… Et l’abstention record, à 40 %, en dit long sur l’adhésion de la population à ces institutions.
Keir Starmer : une campagne délibérément terne
Comment Keir Starmer, le dirigeant du Parti travailliste depuis 2020, a-t-il préparé le retour du Labour aux manettes ? Même si toute l’histoire des travaillistes au pouvoir démontre leur dévouement aux capitalistes, Starmer devait leur redonner des gages. En effet, entre 2015 et 2020, le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, avait adopté un langage socialisant, voire ouvriériste, qui se voulait en rupture avec le New Labour et déplaisait aux milieux d’affaires ainsi qu’aux médias à leur botte. Or, effrayée par la crise de son système, la bourgeoisie craint tout message, même timide, qui pourrait être interprété par la classe ouvrière comme une invitation à se battre pour la défense de ses intérêts.
Starmer afficha donc des positions probusiness et pro-OTAN avec la même franchise que Blair avant lui, mais en se gardant de tout hommage à son prédécesseur qui avait laissé trop de mauvais souvenirs. Et il orchestra une chasse aux sorcières à l’intérieur du parti, pour le purger de sa frange gauche. Pour écarter définitivement Corbyn, les cercles dirigeants du Labour l’ont accusé d’antisémitisme. Ils lui reprochaient en fait son antisionisme et sa critique des gouvernements israéliens. Les attaques du Hamas le 7 octobre 2023 permirent à Starmer d’enfoncer le clou : il mit à l’index les députés travaillistes qui osaient se montrer dans les manifestations de soutien à Gaza. Il ne fallait pas que le Parti travailliste puisse être associé en quoi que ce soit à une contestation de l’ordre impérialiste. Dans ses prises de position sur la guerre en Ukraine, Starmer s’aligna aussi à 100 % sur la politique des États-Unis, pour leur garantir à l’avance que le Royaume-Uni tiendrait son rang au sein de l’OTAN.
De même, en politique intérieure, Starmer donna des gages à la bourgeoisie. Pendant la vague de grèves, il interdit aux députés travaillistes de se montrer sur les piquets. Il n’était pas question que le Labour cautionne la moindre protestation venue du monde du travail. Sur le plan des mesures sociales, il se garda de promettre les investissements indispensables aux services publics, les conditionnant à une hypothétique reprise de la croissance. Quant à l’immigration, il ne contesta la politique xénophobe des conservateurs que sur son inefficacité à ralentir l’arrivée des migrants tant légaux qu’illégaux.
La campagne de Starmer consista donc à apparaître comme un homme d’État respectable, et la presse patronale lui déclara son soutien. Ce fut le cas aussi des grands syndicats, dont la plupart restent affiliés au Parti travailliste et lui versent une partie des cotisations de leurs adhérents. Des bureaucrates ont déploré que les travaillistes aient accepté 14 millions de livres de la part de grands patrons contre 6 millions seulement de la part des syndicats, exprimant leur dépit de ne plus être aux premières loges. Toujours est-il que Starmer, au terme d’une campagne conçue pour ne soulever aucun début d’espérance chez les travailleurs, a réussi à ramener le Labour au gouvernement.
Politique intérieure : Starmer tient… son absence de promesses
Il est difficile de dire que Starmer, six mois après son arrivée au pouvoir, a déçu les travailleurs car ils n’en attendaient rien. Son gouvernement comprend plus de femmes et moins d’anciens élèves des grandes écoles privées que les précédents, mais sa politique n’est pas plus favorable à la classe ouvrière que celle de Sunak. Certes, quand le gouvernement a présenté son budget à l’automne, on a entendu des cris d’orfraie à cause d’une augmentation des cotisations sociales et de l’impôt sur l’héritage. Mais patrons et rentiers n’y perdront que des miettes.
Les actionnaires de Shell, par exemple, qui a généré des profits de 40 milliards de dollars en 2022, de 19 milliards en 2023 et de 14 milliards rien qu’au premier semestre 2024, peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Idem pour ceux de BP, qui ont reçu 15 milliards de dividendes en 2023. Les marchands d’armes BAE, Meggitt et Raytheon n’ont pas non plus à s’inquiéter : ils pourront continuer de vendre bombes et missiles à travers le monde car leurs intérêts rejoignent ceux de l’impérialisme britannique, auquel ils donnent les moyens de participer, à sa hauteur d’impérialisme de second rang, aux massacres au Yémen, en Palestine et en Ukraine.
Pour Starmer, il n’est pas question non plus de mettre fin aux paradis fiscaux sous drapeau britannique que sont : dans la Manche, Jersey ; en Europe, Gibraltar ; dans les Caraïbes, les îles Vierges, Caïmans et les Bermudes, qui occupent le podium mondial. Les bourgeois, britanniques ou pas, pourront donc continuer à y mettre leurs profits à l’abri – au moins 100 milliards de dollars par an selon plusieurs estimations.
Face à la crise sociale, le gouvernement tient à sa ligne : les tories ayant laissé les caisses vides, il prétend qu’il n’a pas les moyens d’y remédier. Pourtant, se nourrir, se chauffer et se loger restent un problème pour des millions de travailleurs. Plus de 7 millions de personnes sont sur liste d’attente pour un rendez-vous à l’hôpital, plus d’un million de foyers sont en attente d’un logement social. Mais Starmer n’a promis que des « décisions difficiles » et il a tenu parole, en retirant cet hiver à 10 millions de retraités un chèque qui les aidait à payer les factures énergétiques. De même il a refusé de revaloriser les allocations familiales pour les foyers comptant plus de deux enfants, mesure espérée pourtant par ses électeurs de milieu populaire. Pour contrer l’inflation, il n’envisage ni contrôle des prix ni hausse des salaires. Quant aux établissements hospitaliers et scolaires, ils sont censés attendre le retour de la croissance pour des renforts financiers et humains, autant dire la Saint-Glinglin. Il manque au bas mot 100 000 salariés dans le système de santé et le secteur privé prospère sur cette déliquescence. Et les études supérieures, à 9 000 livres, soit plus de 10 000 euros l’année universitaire, restent un privilège ou sont synonymes d’endettement pour les jeunes des classes populaires. Si le Labour est déjà en chute libre dans les sondages, ce n’est pas pour rien.
Des avancées rares et incertaines
Du programme de Corbyn, Starmer n’a conservé qu’une mesure : la renationalisation des chemins de fer, qui a commencé à prendre effet. Mais les tories eux-mêmes y sont favorables, vu les dégâts engendrés par la privatisation. Ce ne sera donc pas une révolution, notamment pas pour les conditions de travail des cheminots.
Du côté du logement, le Labour ne propose pas non plus de solution à la hauteur des difficultés. Il n’avance même pas une mesure aussi timide que l’encadrement des loyers. Il va certes interdire les expulsions de locataires sans motif, mais cela se réduit à demander aux propriétaires de motiver l’éviction. Et cette annonce a même provoqué des expulsions par anticipation que le gouvernement a laissé faire. La crise du logement ne pourrait être combattue qu’en planifiant des constructions de qualité, abordables et en nombre suffisant – mais pour cela, il faudra les travailleurs au pouvoir. Pour l’heure, le nombre de sans-abri, en hausse de 19 % en 2023, risque d’augmenter encore. Dans un pays qui est la sixième puissance mondiale, qui est capable de dépenser 70 millions de livres pour le couronnement d’un roi et 160 millions pour les funérailles de sa mère, c’est une honte.
La mesure sociale phare, celle qui est saluée d’avance par les chefs des syndicats comme « la plus grande avancée depuis une génération », concerne les droits des travailleurs, mais son contour est incertain. Elle reviendrait sur une loi de 2016 restreignant le droit de grève et une autre de 2023 instaurant un service minimum, mais pas sur l’ensemble des mesures antiouvrières des années Thatcher. Elle n’interdirait ni les contrats « zéro heure », ni le smic jeune, inférieur au smic standard, ni le « virer et réembaucher ». On sera donc loin d’une loi « historique ».
Quant à ceux qui espéraient que les travaillistes, au moins sur le plan de l’image, feraient mieux que les conservateurs empêtrés dans des scandales à répétition, ils en sont pour leurs frais. Dès l’été dernier, on a appris que Starmer et son épouse avaient accepté pour 120 000 livres de cadeaux de la part d’un homme d’affaires partisan du Parti travailliste. Cela fait désordre de la part d’un homme qui prêche aux pauvres la patience, le temps de sortir des « temps difficiles »…
Politique extérieure : préserver les intérêts d’un impérialisme de seconde zone
Starmer a coutume de se déclarer « au service de [son] pays, pas de [son] parti ». Il tient à être perçu, non comme le défenseur des travailleurs ayant encore quelque illusion dans le Labour, mais comme celui du Royaume-Uni en tant que grande puissance. Le « pays » dont il entend préserver les intérêts, et il s’en cache à peine, c’est la bourgeoisie britannique, en guerre avec les autres bourgeoisies du monde pour les parts de marché. Et pour lui garantir une part maximale, le gouvernement travailliste mise, comme ses prédécesseurs, sur l’alliance avec l’impérialisme américain.
Le fait que la Grande-Bretagne ait désormais un Premier ministre de centre gauche et les États-Unis un président d’extrême droite ne va rien changer à leur partenariat. Les travaillistes qui traitaient Trump de nazi quand ils étaient dans l’opposition ont juste avalé une couleuvre de plus. Précisément parce que Starmer sait que le gangster en chef ne fera pas de cadeaux au second couteau, il n’est pas question de le provoquer. Au contraire, pour s’éviter les critiques de Trump envers certains membres de l’OTAN, Starmer a juré qu’il fera grimper son budget de la défense à 2,5 % du PIB.
Ce dévouement intéressé est flagrant tant en Ukraine qu’au Moyen-Orient. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Grande-Bretagne s’est affirmée comme la puissance européenne la plus présente militairement en Europe orientale, des pays Baltes à la Roumanie, en passant par la Pologne. Comme Sunak, Starmer se veut le meilleur élève de l’OTAN, ce qui lui permet d’être en même temps le meilleur VRP des marchands de mort britanniques. L’Ukraine leur a déjà acheté pour plus de 2 milliards de livres d’équipements. La facture devrait doubler cette année, faisant de la Grande-Bretagne l’un des principaux complices des tueries en cours.
Quant au massacre en Palestine, Starmer l’a couvert politiquement, n’appelant à un cessez-le-feu qu’en février 2024. Il voulait sans doute attendre la barre des 30 000 morts ? La Grande-Bretagne, pas plus que la France, n’a décrété d’embargo sur les ventes de matériel militaire à Israël et à son gouvernement d’extrême droite. Pour l’impérialisme britannique au Moyen-Orient, hier comme aujourd’hui, tout ce qui compte, c’est l’accès au pétrole et le transit des containers par le canal de Suez.
Un outil de l’impérialisme britannique pour défendre ses intérêts propres et ceux de l’impérialisme américain, c’est son vaste réseau de bases militaires. En Europe, avant même la guerre en Ukraine, on trouvait des soldats britanniques à Gibraltar et en Allemagne ; en Afrique, au Kenya et au Sierra Leone. Le Moyen-Orient est bien encadré, à l’ouest par les bases de Chypre, à l’est par celles du Qatar et de Bahreïn. Pour aider les États-Unis à contrer la Chine, la Grande-Bretagne maintient aussi des troupes à Singapour, à Brunei et au Népal. Dans l’espace atlantique aussi, des soldats stationnent au Canada, dans les Caraïbes et les Malouines. Ces vestiges de l’empire peuvent sembler ridiculement petits mais ils demeurent des points d’appui au service de l’ordre impérialiste mondial.
Union européenne, Commonwealth, Chine : un jeu d’équilibriste
Allié des États-Unis, le gouvernement britannique voudrait en même temps réparer les relations avec ces autres puissances moyennes que sont les pays les plus riches de l’UE. Si le Brexit a compliqué ces relations, Starmer n’entend pas revenir dessus. Certes, le Labour était contre le Brexit. Mais son impact ayant été amorti, et le Royaume-Uni ayant toujours été un membre de l’UE un peu réticent, avec un pied dedans et un pied dehors, il ne remettra pas sur le tapis cette pomme de discorde. D’ailleurs, les États-Unis profitant de la guerre en Ukraine pour affaiblir leurs concurrents européens, on voit mal pourquoi les travaillistes se feraient les avocats du retour vers une UE fragile et divisée, pour ainsi dire en état de mort cérébrale. C’est d’autant moins vital que la collaboration militaire entre les États britannique et français, qu’incarne par exemple le groupe Thales, n’a pas besoin du cadre de l’UE.
Dans ce jeu d’équilibriste, il n’est pas sûr que Starmer pourra compter sur le Commonwealth, dans le cadre duquel l’impérialisme britannique a été un peu chahuté ces derniers temps. Lors de son dernier sommet, des États des Caraïbes ont demandé au Royaume-Uni et à la famille royale des réparations financières pour leur rôle dans le trafic et l’exploitation de millions d’Africains réduits en esclavage. Des territoires longtemps britanniques, comme la Barbade, ont proclamé leur indépendance. Des pays plus vastes et puissants, le Canada et l’Australie, discutent eux aussi de rompre le lien institutionnel avec la couronne, même s’il y a bien longtemps qu’ils ont lâché la livre pour imprimer leur propre dollar. Tout cela confirme le déclin de l’ancien gendarme des mers, qui n’est plus le parrain de prédilection pour les classes supérieures des ex-colonies.
Dans l’ombre des États-Unis, quelles relations la Grande-Bretagne entretient-elle avec la Chine ? Entre l’ancien atelier du monde et le nouveau, les rapports sont soumis à des pressions antagonistes. D’un côté, depuis le ralentissement du commerce avec l’UE engendré par le Brexit, les importations en provenance de Chine ont augmenté : le gouvernement a donc intérêt à préserver des relations cordiales avec l’État chinois et sa bourgeoisie. De l’autre, se voulant le bras droit de l’impérialisme américain, l’État britannique participe à la hauteur de ses moyens aux pressions que Washington multiplie envers la Chine, par exemple au sein de l’alliance militaire AUKUS, au risque d’endommager les liens économiques tissés ces dernières années. C’est contradictoire ? Oui, comme le système capitaliste.
En soignant aussi bien la « relation spéciale » avec les États-Unis que les liens avec l’Europe, le Commonwealth et les Brics, Starmer s’efforce, comme Sunak avant lui, de sauvegarder les intérêts du capital britannique dans cette jungle qu’est le capitalisme mondial pourrissant. La tâche est d’autant plus délicate qu’au chaos économique se mêlent, de façon inextricable, des relations internationales de plus en plus tendues, marquées par l’escalade des conflits armés, des budgets militaires et des discours bellicistes. La mission des hommes d’État de la bourgeoisie prend à bien des égards, et d’une façon de plus en plus visible, la forme d’une mission impossible.
Immigration : continuité dans la démagogie xénophobe
Au carrefour des politiques intérieure et extérieure, l’immigration est un autre sujet sur lequel les travaillistes ne se distinguent guère des conservateurs. Certes, Starmer a abandonné le projet de Sunak de déporter tout migrant en situation irrégulière vers le Rwanda. Et il a fermé la dangereuse barge Bibby Stockholm, où s’entassaient des centaines de demandeurs d’asile. Mais le gouvernement actuel continue de présenter l’immigration comme un problème et les migrants comme une menace. Lors de sa première visite à Georgia Meloni, Starmer ne lui a-t-il pas dit tout son intérêt pour le projet italien de sous-traiter la gestion des migrants à l’Albanie ?
L’inhumanité des gouvernements européens, toutes couleurs politiques confondues, est flagrante dans le traitement des hommes, femmes et enfants qui essayent de traverser la Manche sur des embarcations de fortune. En 2024, 87 sont morts. C’est un effroyable record, dont les gouvernements britannique et français, dont le réactionnaire Retailleau et son homologue travailliste Yvette Cooper, sont entièrement responsables et coupables.
Car qu’est-ce qui motive, au fond, les obstacles administratifs mis sur la route des travailleurs migrants ? D’un côté comme de l’autre, c’est la crainte bassement électoraliste de ne pas apparaître comme assez ferme sur la question migratoire et donc de perdre des voix au profit de l’extrême droite. Mais cette transformation de la Grande-Bretagne en forteresse est une absurdité. Depuis le Brexit, censé selon ses promoteurs rendre les frontières étanches, l’immigration légale elle-même a explosé. Parce que le Royaume-Uni, comme tous les pays riches, attire ? Parce que, en l’absence de carte nationale d’identité, les tracas administratifs sont moindres qu’en France ? Du fait de connexions familiales, personnelles, linguistiques ? Oui, bien sûr. Mais la cause première, c’est que l’économie britannique manque de main-d’œuvre, en particulier pour les emplois des « premiers de corvée ».
Avant le Brexit, 250 000 personnes étrangères, plus spécialement de l’UE, s’installaient chaque année en Grande-Bretagne. En 2023, elles ont été 900 000 et 700 000 en 2024, désormais plutôt originaires d’Afrique ou d’Asie. L’humanité a toujours été nomade, mélangée, et il paraît qu’au Mésolithique, à la fin de la dernière période glaciaire, nos lointains ancêtres pouvaient traverser la Manche à pied, sans papiers…
Il y avait évidemment de la place en Grande-Bretagne pour tous ceux qui sont morts dans la Manche. Mais non, Macron, Sunak, Starmer et les autres usent de l’immigration comme d’un chiffon rouge. Car ils ont trop peur de perdre des voix – qu’ils perdront de toute façon, au profit des démagogues sur leur droite. Ils sont sans vergogne, comme il sied quand on défend l’ordre bourgeois.
Émeutes xénophobes et poussée de l’extrême droite
Comme ailleurs, on a assisté ces derniers mois en Grande-Bretagne à une poussée de l’extrême droite, à la fois dans les urnes et dans la rue. Côté urnes, on a vu le démagogue xénophobe Farage attirer 4 millions d’électeurs et se faire élire au Parlement avec quatre autres candidats de son parti Reform UK, une première pour un parti d’extrême droite en Grande-Bretagne. Côté rue, on a assisté cet été, moins d’un mois après le retour du Labour au gouvernement, à des émeutes antimigrants d’une ampleur et d’une violence inédites. Quel est le lien entre ces deux types de percées, la parlementaire et l’extra-parlementaire ? Quelle menace l’extrême droite représente-t-elle aujourd’hui et peut-on parler d’un danger fasciste ?
Dans les émeutes antimigrants de l’été dernier, on trouve à la fois la patte de Farage et celle de Tommy Robinson, complices et rivaux dans la récupération du ressentiment xénophobe. Elles illustrent la manière dont la progression de ces idées sur le terrain électoral, qu’elle soit incarnée par des héritiers revendiqués du fascisme ou pas, peut créer un climat propice à des passages à l’acte contre une fraction de notre classe.
Le prétexte des émeutes fut le meurtre de trois fillettes, poignardées par un jeune de 17 ans le 29 juillet à Southport, une ville moyenne du nord-ouest de l’Angleterre. Farage s’empressa de présenter l’adolescent comme un islamiste en situation irrégulière, tout juste débarqué de France, et accusa le gouvernement de cacher cette vérité au peuple. Les autorités firent bientôt savoir que le jeune, né au pays de Galles, était de parents rwandais et chrétiens. Mais la rumeur était lancée. La « fachosphère », plus ou moins coordonnée par Robinson depuis Chypre, la fit circuler via les réseaux sociaux. Et à Southport, une mosquée et un hôtel abritant des réfugiés furent ciblés. Ces tentatives furent imitées dans une trentaine de localités le week-end des 3 et 4 août : des attaques furent menées par des dizaines voire des centaines d’émeutiers contre les migrants et les étrangers, ou supposés tels. À chaque fois, l’initiative venait de militants d’extrême droite, renforcés au pied levé par des jeunes de milieu populaire désœuvrés, sans boussole, et ne demandant qu’à en découdre.
Dès le lendemain, des riverains ont aidé les immigrés agressés à remettre leurs petits commerces en état. Tous les soirs, des groupes se sont formés pour protéger les lieux estimés menacés. Et le week-end suivant, des contre-manifestations ont été organisées par les syndicats et les associations antiracistes dans une quarantaine de villes, pour affirmer « Bienvenue aux réfugiés ! », « Non au racisme ! Non au fascisme ! ». Ces réactions indiquent qu’au moins une fraction de la jeunesse et de la classe ouvrière refuse la division que tente de provoquer l’extrême droite. Mais ce sont aussi les centaines d’arrestations d’émeutiers et de comparutions immédiates qui ont alors éteint l’incendie.
Le poison nationaliste, une menace qui peut grandir encore
Robinson est aujourd’hui derrière les barreaux, pour une affaire plus ancienne. Mais ces émeutes sont un avertissement dans un contexte où, face à la crise économique qui frappe non seulement les classes populaires mais aussi des catégories de la petite bourgeoisie, politiciens et intellectuels développent sans filtre les idées et les pratiques les plus réactionnaires. Le terrain pour ces agressions a été préparé, rappelons-le, par l’ensemble du spectre politique, à commencer par les conservateurs et les travaillistes. Cela fait longtemps que les tories nourrissent le racisme, depuis Johnson et sa campagne répugnante pour le Brexit, jusqu’à Sunak et son obsession de « stopper les bateaux », en passant par May et sa fierté de créer un « environnement hostile à l’immigration ». Certains ont même déclaré les émeutes « politiquement justifiées » car inspirées par « le désir de protéger la souveraineté nationale ». Et les conservateurs viennent d’élire à leur tête la candidate la plus franchement xénophobe de ceux qui postulaient au remplacement de Sunak, Kemi Badenoch. Quant au Labour, on l’a vu, il ne rechigne pas non plus à instrumentaliser les préjugés.
La poursuite de l’ascension de l’extrême droite est d’autant moins à écarter que la crise sociale s’aggrave. Ce courant peut se renforcer au sein même du Parti conservateur, comme cela s’est fait aux États-Unis au sein du Parti républicain. C’est de là que viennent Farage et la plupart de ses proches, militants et électeurs. Et les tories, depuis les années 2010, ont glissé sans cesse plus à droite. Peut-on dire pour autant que leur remplacement par Reform UK en tant qu’alternative au Labour, une fois celui-ci discrédité, serait un non-événement ? Ce serait se rassurer à bon compte. Ici même, le fait que le RN, même dédiabolisé, soit devenu le premier parti de France aux élections pèse dans un sens défavorable aux travailleurs et à leur conscience de classe. Peu importe que le RN soit dirigé par une millionnaire et que sa base électorale ait été au départ composée de petits patrons réactionnaires, il a réussi au fil des ans à capter une large partie de l’électorat populaire, répandant, flattant et développant les préjugés qui divisent les exploités. Reform UK pourrait suivre la même trajectoire.
Starmer, n’ayant guère suscité d’espoir, n’a pas grand monde à décevoir. Mais la rancœur que suscite déjà ce gouvernement se réclamant nominalement du monde du travail peut se retourner contre les militants ouvriers et contre les exploités si jamais elle s’exprime par une croissance du vote pour les démagogues antimigrants, antipauvres et antiouvriers. La montée du vote pour Reform UK témoigne d’une banalisation du racisme et du sexisme qui divisent les travailleurs et les affaiblissent face au camp patronal. En tant que militants de la classe ouvrière, nous ne pouvons que nous inquiéter de voir l’amertume de certains des nôtres face à la situation captée par des politiciens qui transforment explicitement une partie de notre classe en cible pour l’autre partie. C’est le signe d’un aveuglement qui n’augure rien de bon.
Nous ne faisons aucun pronostic. Tant que la bourgeoisie pourra préserver ses profits en confiant les rênes du pouvoir à des dirigeants issus du sérail, elle le fera. Mais la crise rendant les rapports sociaux de plus en plus tendus, il ne faut rien exclure, même dans l’une des plus anciennes démocraties bourgeoises, pas même l’instauration d’un régime plus autoritaire sous la houlette des conservateurs ou des travaillistes pour prévenir tout sursaut ouvrier. Inutile, donc, de chercher à prévoir quelles seront les personnalités qui joueront ce rôle le cas échéant, car cela dépendra bien plus des choix de la classe dirigeante et des circonstances que des postures des uns ou des autres aujourd’hui.
En fait, le seul remède contre la montée de l’extrême droite sera dans les luttes des travailleurs britanniques pour la défense de leurs intérêts de classe. Car lorsque le combat est engagé pour les salaires ou contre les licenciements, qu’il y a besoin de tous pour faire céder le patron, les travailleurs oublient ce qui les sépare et l’extrême droite se fait discrète ou dévoile sa vraie nature en s’opposant aux grèves. Mais pour inverser le cours réactionnaire, il faudra des luttes dont l’ampleur et la profondeur dépassent de loin celles des grèves de 2022-2023. Il faudra que la classe ouvrière, non seulement étende et contrôle elle-même ses luttes, mais qu’elle s’affirme comme une force politique à part entière, avec ses propres solutions face à la crise.
Nous n’en sommes pas là et, à l’heure actuelle, Reform UK creuse son sillon, avec désormais l’appui ouvert d’Elon Musk qui, en attendant de déverser ses millions sur Farage, déverse déjà ses insultes sur Starmer. Et les émeutes ont montré non seulement que, à l’ombre de Farage, des apprentis fascistes peuvent avancer leurs pions, mais aussi que la question de l’autodéfense des travailleurs, en Grande-Bretagne et ailleurs, pourrait se poser bientôt de façon très concrète.
Une société malade, à changer de fond en comble
Dans les années 1970, la presse patronale parlait de la Grande-Bretagne comme de « l’homme malade de l’Europe », à cause de la croissance atone, de l’inflation à deux chiffres, du chômage de masse, du déficit abyssal de l’État… Un demi-siècle plus tard, la société britannique reste bien malade. Inflation, précarité, dette : ces maux n’ont pas disparu. Comme dans le reste du monde capitaliste, les inégalités se sont au contraire creusées. Et bien des travailleurs ont plongé dans une pauvreté qu’on croyait révolue dans les années 1960.
Mettre ces maux au compte du seul Brexit n’a aucun sens, de même qu’il est absurde de prétendre que, sans le Brexit, les travailleurs britanniques seraient mieux lotis : ce qui écrase la classe ouvrière, c’est d’abord et avant tout l’avidité et l’irresponsabilité de la classe capitaliste, et les aléas autour du Brexit n’auront été qu’un moment, un élément, dans la plongée de ce système en crise vers le chaos.
En Grande-Bretagne comme ailleurs, ce n’est pas la crise pour tout le monde. Il n’y a qu’à voir la bonne santé du CAC40 britannique, le FTSE100, dont la valorisation a battu son record historique en mai 2024. Mais ces chiffres ne signifient pas une économie fonctionnant pour le bien du plus grand nombre. C’est une économie où le décalage entre les possibilités immenses d’épanouissement humain offertes par le progrès technologique et l’arriération des rapports sociaux crève les yeux. Il y a un mois, l’armée britannique a annoncé la mise au point d’une horloge quantique si précise qu’elle perdra moins d’une seconde sur des milliards d’années. Une prouesse technologique… pour rendre les massacres du futur plus efficaces : cela résume la folie de cette société.
Oui, l’économie britannique, avec sa financiarisation à outrance, offre comme une version miniature de l’impasse dans laquelle le capitalisme coince l’humanité. Et ce système a des fondements si instables qu’il peut demain entraîner la société plus bas encore qu’elle n’est déjà tombée.
La gestion de la crise a usé les tories et use déjà le Labour, pour l’instant au profit de l’extrême droite. Cette crise des partis traditionnels de la bourgeoisie peut-elle aller plus loin et déboucher sur une crise de régime ? La monarchie parlementaire qui, depuis trois siècles, a assuré aux possédants la stabilité nécessaire à l’exploitation des travailleurs, est-elle au bout du rouleau ? Il est trop tôt pour le dire et spéculer là-dessus est sans intérêt pour les travailleurs. Non, ce qui est à l’ordre du jour, c’est de s’organiser pour le renversement du capitalisme qui, même à bout de souffle, ne tombera pas tout seul. Au rythme où va la crise, c’est cela l’urgence. Et si la situation est grosse de risques, elle est grosse aussi de potentialités !
L’avenir appartient à la working class
Pour qu’une révolution soit victorieuse, il ne suffit pas qu’il y ait crise au sommet de l’État et que les classes dirigeantes soient paralysées : il faut que les travailleurs postulent à la direction de la société, forts de leur programme et de leurs dirigeants. Il faut des militants pour porter cette perspective communiste, regroupés au sein d’un parti et d’une internationale. Cette internationale n’existe pas encore et ce parti, en Grande-Bretagne comme ailleurs, reste à construire. Mais les camarades qui militent en ce sens peuvent s’appuyer sur un héritage extraordinairement riche.
Dès la révolution anglaise du 17e siècle, des paysans pauvres, les « vrais niveleurs », se sont battus pour mettre en commun les terres. Au 19e siècle, les ouvriers chartistes ont contesté le pouvoir aux aristocrates et aux bourgeois. Au 20e siècle, les grèves de 1926, des années 1970 et 1980 ont donné une idée de la force des travailleurs quand ils se mettent en mouvement. Les luttes des militants restés fidèles à l’internationalisme prolétarien pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales font aussi partie de cet héritage à transmettre à la jeune génération.
Si on regarde vers l’avenir, à quoi ressemblera la révolution en Grande-Bretagne ? Quand les travailleurs y prendront le pouvoir, en détruisant l’État bourgeois, en expropriant la classe capitaliste, ils enverront enfin dans les poubelles de l’Histoire la monarchie et tout son fatras d’un autre âge. Ils auront aussi à libérer l’Irlande du Nord du joug britannique, à moins qu’une révolution irlandaise s’en soit déjà chargée.
Dans leurs combats futurs, les travailleurs britanniques auront un atout majeur : leurs liens avec les exploités du monde entier, et d’abord avec leurs voisins européens. Tournant vraiment la page du Brexit, ils formeront avec eux une alliance bien plus solide que tous les contrats entre brigands impérialistes. Être au cœur de la sixième puissance mondiale leur donnera aussi des responsabilités vis-à-vis des peuples jadis colonisés par la Grande-Bretagne et d’où proviennent tant de ses travailleurs. Cette immigration lui donnera une force immense.
La classe ouvrière qui a reconstruit le pays après la Seconde Guerre mondiale ne venait plus seulement de l’Irlande voisine, mais du sous-continent indien. Elle venait des Caraïbes et d’Afrique. Cette génération s’est installée et sans elle, sans ses descendants, l’économie et le système de santé seraient au point mort.
La vague suivante est venue d’Europe de l’Est, dans les années 2000. Et malgré le Brexit, il reste des Polonais, des Roumains, des Tchèques, sans lesquels l’agriculture et le bâtiment s’écrouleraient. Les « damnés de la terre » d’aujourd’hui, irakiens, afghans, somaliens, ukrainiens, malgré les barbelés, sont eux aussi partie intégrante du monde du travail.
Oui, grâce à ces liens, les luttes à venir auront de l’écho bien au-delà des îles Britanniques et pourront devenir l’un des moteurs d’une révolution mondiale. Si elles s’unifient sous le drapeau du communisme, alors on pourra vraiment le dire : The working class is back, la classe ouvrière est de retour !
Annexe : L’impérialisme britannique et l’Irlande
« Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre. » Par cette formule, Marx résumait en 1870 sa conviction déjà exprimée en 1869 : « (L) a classe ouvrière anglaise […] ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre, tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes […] Il faut pratiquer cette politique en en faisant, non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. » Marx bataillait d’autant plus là-dessus auprès des trade-unionistes qu’il côtoyait dans l’Association internationale des travailleurs que les immigrés irlandais formaient alors la fraction la plus pauvre et méprisée du prolétariat britannique.
L’Irlande, conquise de fait à la fin du 17e siècle, avait été intégrée officiellement au Royaume-Uni en 1801. À l’oppression nationale s’ajoutait l’oppression sociale : les paysans irlandais avaient été dépossédés de leurs terres au profit de propriétaires fonciers résidant en Angleterre et, dans les comtés du nord-est, de colons anglais et écossais. Cette double oppression, à la racine de la « grande famine » des années 1840, provoqua révolte sur révolte, au point que la classe politique britannique dut concéder au peuple irlandais, en 1912, une loi sur l’autonomie. La guerre tomba à pic pour repousser son application. Une insurrection, saluée par Lénine, tenta d’arracher l’indépendance par les armes en avril 1916 mais, limitée au centre de Dublin, elle fut écrasée. La bourgeoisie britannique fit fusiller 14 des dirigeants qui avaient osé proclamer la république irlandaise, dont le marxiste James Connolly.
La guérilla nationaliste menée à partir de 1919 par l’Armée républicaine irlandaise, l’IRA, obligea l’impérialisme britannique à accepter, en 1921, la création de l’État libre d’Irlande (rebaptisé Eire en 1937, puis République d’Irlande en 1949). Mais, pour affaiblir le nouvel État et garder un pied dans son ex-colonie, le gouvernement britannique coupa l’Irlande en deux et conserva dans son giron l’Irlande du Nord, partie alors la plus riche de l’île, et où une partie de la population, unioniste, s’opposait à l’indépendance. Cette partition accoucha au sud d’un État encore lié à la couronne britannique et sous forte influence de l’Église catholique, où seule la nationalité des exploiteurs et des gendarmes avait changé. Au nord, les Irlandais (le plus souvent catholiques et républicains, autrement dit nationalistes) se retrouvèrent minoritaires face aux descendants des colons anglais et écossais (le plus souvent protestants et unionistes, autrement dit loyalistes), et discriminés sur le plan de l’accès à l’emploi, au logement et même au droit de vote. Dans cette contrée, la plus pauvre du Royaume-Uni, la bourgeoisie entretint méthodiquement, pour mieux régner, la division entre travailleurs catholiques et protestants, tandis qu’à l’ombre de la supposée démocratie britannique, une dictature brutale s’exerçait sur ceux qui s’y opposaient.
Le statu quo issu de la partition fut secoué en 1968, lorsque la population des ghettos catholiques se lança dans un mouvement de masse pour ses droits civiques et ses revendications sociales, au côté de nombreux travailleurs protestants. Le gouvernement de la province, brutal et complaisant envers les violences des extrémistes unionistes, jeta de l’huile sur le feu, au point qu’en août 1969 le gouvernement britannique, alors travailliste, y envoya l’armée. Cette occupation coloniale alimenta bientôt la révolte et, en août 1971, une loi donna les pleins pouvoirs aux militaires. Lors d’une protestation à Derry, le 30 janvier 1972, 13 personnes périrent sous les balles des parachutistes et, peu après ce « Bloody Sunday », la province passa sous le contrôle direct de Londres.
Pendant les trois décennies suivantes, les « Troubles » (selon l’euphémisme encore utilisé) firent 3 500 morts. Se posant en seule défenseuse des quartiers populaires catholiques face aux agressions des soldats britanniques et des nervis loyalistes, l’IRA recruta bien des jeunes révoltés. Mais ses buts et ses moyens étaient ceux du nationalisme bourgeois. Encadrant les travailleurs catholiques, elle les cantonna à un rôle de spectateurs et, par ses attentats frappant aussi des civils tant en Irlande du Nord qu’en Grande-Bretagne, elle creusa les divisions au sein de la classe ouvrière. En 1981, Thatcher laissa mourir en prison dix militants de l’IRA en grève de la faim, car toute concession publique aurait mis en péril son image intransigeante et donc ses attaques antiouvrières. Mais, en coulisse, les conservateurs cherchaient un compromis.
En 1998, sous l’égide de Blair et de Clinton, le président des États-Unis, un accord de paix fut signé entre Londres, Dublin et l’ensemble des formations politiques d’Irlande du Nord, tant loyalistes que républicaines – dont le Sinn Fein, branche politique de l’IRA. Pour la bourgeoisie britannique, il s’agissait d’apporter de la stabilité à cette région dont le rattachement au Royaume-Uni avait fini par présenter plus d’inconvénients que d’avantages.
Si les groupes paramilitaires ont fini par déposer les armes, l’accord n’a pas mis fin aux clivages entre communautés. L’immense majorité des enfants continue d’aller dans des écoles confessionnelles et la société nord-irlandaise reste à la fois arriérée et explosive. Sur le plan institutionnel, les vieilles divisions ont même été gravées dans le marbre, puisque l’accord de 1998 codifie le partage du pouvoir entre unionistes et nationalistes. Or cet arrangement entre anciens ennemis est si bancal qu’à plusieurs reprises et des années durant, la gestion de l’Irlande du Nord est repassée de Belfast à Londres.
Aujourd’hui, l’appartenance de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni reste une aberration, mais aucun gouvernement n’a voulu tourner la page. Fidèles à la boussole transmise par Marx, les communistes révolutionnaires ne peuvent qu’être favorables à une Irlande unifiée, enfin débarrassée de la tutelle de l’impérialisme britannique. Mais, outre le fait que cette réunification ne semble pas près de se réaliser, si elle ne se fait pas sous la direction du prolétariat, elle ne permettra ni aux exploités du Sud ni à ceux du Nord de se libérer du joug principal, celui de l’exploitation.